La
réussite, c’est le fondement même de notre humanité. Sommes-nous humains car
nous réussissons? Ne le sommes-nous toujours pas lorsque nous échouons?
Notre civilisation s’est construite sur la réussite de ceux qui ont vécu
avant nous. Ce sont les hommes, et les femmes derrière ces hommes qui ont
bâti notre monde. Ce sont ces exploits que nous aspirons à égaler.
Mais quel est le sens de ce
mot pour qui les uns ont sacrifié leur vie, d’autres celles de leur propre
famille et fortune dans le seul but d’être reconnus pour leur juste valeur
et d’éviter, après la mort, de sombrer dans ce gouffre profond qu’est celui
de l’oubli?
Quel est donc le sens du mot
réussite?
Certains naissent avec une
ambition. On dit que la grandeur de l’âme n’est pas proportionnelle à la
grandeur de l’homme; dans l’esprit d’un paysan peut germer une idée qui
changera le monde, et pas la moindre dans celui d’un prince.
Je pourrais vous citer des
noms célèbres qui inciteraient à croire que la réussite n’est pas une dure
marâtre pour l’humanité, mais qu’elle s’abat sur les gens sans le moindre
effort. Mais combien d’entre eux ont échoué? Combien de noms sont passés
dans l’ombre, combien d’exploits se sont perdus parmi la foule dont seule
une poignée nous est parvenue?
Pour parler d’une chose, il
faut l’étudier sous tous ses aspects et la définir d’une manière absolue et
universelle. Sous cette optique, la réussite dépend de trois critères : la
dimension universelle, la dimension personnelle et celle d’un individu par
rapport à un groupe.
D’un point de vue universel,
réussir c’est achever ce que l’on entreprend de manière à ne laisser aucun
doute quant à ses objectifs et à ses intentions. Réussir, c’est arriver à la
satisfaction de ses désirs dans une situation donnée et c’est la manière de
réagir face à cette situation qui déterminera l’échec ou la réussite d’un
individu. La réussite est alors basée sur une quête : celle de la gloire, du
savoir, de l’amour, de la liberté ou de tout autre but que peut viser un
Homme. L’aboutissement partiel ou total de la quête peut alors consister en
une réussite.
Pour la dimension personnelle,
les limites de chacun sont démarquées par son cadre de vie. Le statut
social, la personnalité et les expériences qui la forgent sont toutes des
conditions déterminantes au désir déclencheur de la quête. Ainsi les
connaissances, les rencontres et les modèles de chacun sont ce qui forge ses
ambitions –or la réussite dépend entièrement de l’ambition dont elle est la
concrétisation.
Enfin, un dernier critère
intervient dans la définition de la réussite, et c’est celui du groupe. Si
souvent la gloire ne revient qu’à un seul, il faut savoir qu’il n’y a pas de
réussite solitaire. Hormis les facteurs de la chance, du hasard et du
destin, quelle que soit la force et la persévérance d’un Homme, il ne peut
réussir seul. Tout d’abord parce que l’Homme se définit toujours par rapport
aux autres hommes, que ce soit ses amis, ses adversaires, ses parents ou ses
ancêtres. Personne ne naît ni ne grandit seul. Ensuite, parce que tout
exploit n’est rien s’il demeure dans l’ombre. La réussite supporte mal
l’anonymat : ce n’est réellement une réussite qu’au moment où il y a
d’autres personnes pour la décrire comme tel. Et l’ampleur de la réussite
dépendra du nombre de gens qu’elle atteindra et qu’elle touchera : s’il n’y
a personne pour témoigner que l’objet de la quête est enfin atteint, peut-on
réellement dire qu’il le soit?
Pour sortir de l’absolu, prenons
exemple sur le cas d’un personnage mythique : Achille, le héros grec. Il a
grandi sous la pression de réaliser des exploits militaires, et c’est
pourquoi il ne rêvait que de gloire. Face à un événement, la guerre de
Troie, il réagit : il part se battre. Il se démarque face aux autres chefs
et même face aux autres héros par ses prouesses, puis par sa tragique
histoire. On se souvient de lui comme du meurtrier de Hector, aussi s’il
n’avait pas été lui-même un héros troyen de grande valeur, Achille n’aurait
eu aucune gloire à l’avoir tué. Il a été glorieux de son vivant grâce aux
deux armées qui louaient sa force meurtrière et son courage, et il l’est
encore aujourd’hui grâce à l’Iliade d’Homère qui a immortalisé ses exploits.
C’est pourquoi l’on peut parler de réussite en parlant d’Achille.
La réussite n’est-elle alors liée
qu’à la gloire? Est-ce une réussite de convaincre des générations futures
qu’on a mené une vie formidable et réalisé toutes sortes de miracles, alors
qu’il n’en est rien? Si tel est l’objectif, alors oui : c’est une réussite.
Mais dans l’immédiat, la réussite est intimement liée au bonheur personnel,
comme l’est d’ailleurs tout désir et toute ambition. La quête finale et
suprême de chacun, c’est le bonheur.
Le prisonnier qui s’évade et que
jamais plus on ne revoit est un exemple de réussite pour tous les
prisonniers qui n’osent pas tenter leur chance. L’écrivain qui dénonce une
dictature pour n’être lu qu’après sa mort est un exemple de réussite pour
tous ceux qui comme lui étaient opprimés, mais qui n’ont rien fait. C’est le
sort de chacun qui fait en sorte que le but choisi mènera ou non au bonheur.
Si à travers l’Histoire, la
véritable réussite a toujours été essentiellement militaire, c’est de nos
jours un phénomène bien plus complexe. Nous sommes aujourd’hui plus de six
milliards d’individus. Cela signifie six milliards d’ambitions accessibles à
différents degrés, selon le cadre de vie. Le vingt et unième siècle a beau
avoir été marqué par l’essor des moyens de communication –facilitant ainsi
la diffusion rapide de nouvelles– ce qui était considéré comme un exploit
jadis ne l’est plus à présent. Il en faut donc beaucoup plus pour se faire
remarquer parmi six milliards de personnes que dans un état de quelques
centaines de milliers d’habitants. Dans ce cas, de deux choses l’une : soit
la réussite est de plus en plus commune, ayant été réduite voire banalisée à
quelques critères stéréotypes de la famille américaine; soit elle l’est au
contraire de moins en moins, accessible seulement à une élite capable
d’émerveiller des foules et de se distinguer parmi les autres célébrités.
Prenons le point de vue
occidental : quel que soit le but visé par un individu, dès son plus jeune
âge on lui inculquera qu’il faut aller à l’école, avoir des bonnes notes
pour être accepté à un collège puis à une université prestigieuse, et
travailler, tout cela dans un seul but suprême –l’argent. L’adulte de 25 à
45 ans est principalement défini par son travail, son salaire, sa maison et
la marque de sa voiture. Du point de vue personnel, il aura droit à des
passe-temps artistiques ou sportifs si toutefois ils ne nuisent pas à sa
carrière, à des amis s’ils ne nuisent pas à sa réputation, et quelquefois à
une passion. L’être humain ainsi réduit à sa dimension de citoyen n’est
considéré comme un exemple de réussite que s’il remplit ses devoirs
professionnels et familiaux. Ce sont des masses qui doivent se conformer à
cette ligne imaginaire qu’est la normalité, sans quoi ils sont considérés
comme des échecs. La réussite sociale consisterait alors à ne pas être
considéré comme un échec –et donc à se conformer aux autres, et donc à ne
pas se faire remarquer.
Or c’est le plus souvent l’opposé
qui est vrai. Un homme d’affaires qui ne se fait pas remarquer demeurera
toujours au bas de l’échelle; un acteur, un chanteur ou un écrivain qui ne
se démarque en rien par rapport aux autres sera vite oublié. Un journaliste
sera plus enclin à parler d’un artiste alcoolique, toxicomane et dont la vie
familiale est difficile, que d’un autre tout aussi talentueux mais dont
l’histoire est ordinaire. Lequel des deux a-t-il le plus réussi?
En vérité, la réussite n’est pas
quantifiable. Aucune vie n’est entièrement un échec tout comme elle ne peut
être entièrement une réussite. Chacun finira par avoir atteint des buts
qu’il se sera fixés et accumulé des rêves qu’il n’a jamais accomplis.
Chaque moment heureux est une
réussite en soi. Chaque vie vaut la peine d’être vécue et s’il n’existait
pas de petite réussite, nous ne pourrions reconnaître les plus grandes.