Depuis les débuts les plus précoces de l’humanité, l’Homme est conscient de
l’existence de la mort. Il la côtoie, l’apprivoise, l’appréhende et malgré
toutes les questions qu’elle soulève, aucun peuple ni aucune civilisation
n’a jamais su donner de réponse définitive quant à sa nature, à ses secrets.
Si l’on accepte l’expression qui veut qu’on ne craint que ce qu’on ne
connaît pas, est-il juste de dire que tant que l’Homme n’aura pas percé les
secrets de la mort, il la craindra?
Le
père d’une des deux grandes maisons de pensées de l’école d’Athènes,
Épicure, a dit et je cite :
« À
l’égard de toutes les autres choses, il est possible de se procurer la
sécurité; mais, à cause de la mort, nous, les hommes, nous habitons tous une
cité sans murailles. »
En
admettant que la seule protection que peuvent brandir les Hommes envers la
mort, c’est une explication du phénomène, je vais tenter de parcourir les
réponses vers lesquelles s’est tournée l’humanité à travers l’Histoire, tout
d’abord dans la religion, puis dans la science et dans la littérature.
Dans toutes les civilisations anciennes, les phénomènes naturels étaient le
plus souvent expliqués par telle ou telle divinité; c’est d’ailleurs ainsi
qu’est né le polythéisme. Ainsi sont créés Zeus, le dieu du tonnerre,
Poséidon, dieu des tempêtes et tremblements de terre et, puisque la mort est
un phénomène naturel, Hadès, le dieu des morts. Chez les Anciens Grecs, il
était possible de tromper la mort, comme ce fut le cas pour Hercule,
Sisyphe, Psyché, Ulysse et bien d’autres encore. Cette « protection » n’est
cependant qu’éphémère et improbable, elle n’appartient qu’aux héros. La
réalité est plus cruelle : tous les hommes sont destinés à errer
éternellement dans l’Hadès, monde des morts pour les rois tout comme les
guerriers, les prêtres et le commun des mortels. Les Égyptiens offraient
peut-être une meilleure préparation au passage dans l’au-delà : la
momification, par exemple, garantissait au mort la préservation de son corps
dans le monde des vivants. Pour les moins riches, la mort n’était qu’un
simple test : il fallait réciter une prière tirée du livre des morts, puis
si le cœur du défunt était plus léger qu’une plume, le dieu-crocodile
épargnait son âme.
On
retrouve plus tard cette conception de jugement dans le christianisme.
Il
n’est pas difficile de s’imaginer que dans un monde où la mortalité
infantile était extrêmement élevée, tout comme celle des accouchées et des
malades atteints de la lèpre ou du choléra, chacun était conscient que la
mort pouvait le guetter à chaque jour. Pour passer à travers ces épreuves,
la religion faisait donc partie intégrale de la vie quotidienne. Il fallait
être prêt, se confesser au prêtre, puis demander le pardon.
La
foi ne pouvait cependant offrir qu’un soutien purement spirituel aux
mourants. Elle se révélait impuissante face aux épidémies –je pense en
particulier à celle de la peste noire, à laquelle a succombé plus du tiers
de la population européenne entre 1347 et 1350, soit près de 25 millions de
croyants, rois, prêtres, riches et pauvres.
Peu
à peu, les hommes se tournent vers des moyens plus concrets pour se garantir
une protection envers la mort, et il ne s’agit plus là de comprendre le
phénomène métaphysique, mais physique. L’essor de la science au XIXème
siècle entraîne des progrès considérables dans le domaine de la médecine.
Les médecins deviennent les nouveaux prêtres et la lutte acharnée qu’ils
livrent ne sauve pas l’âme, mais le corps.
Le
temps et la science transforment la définition de la mort : ce n’est plus,
comme l’expliquent les croyances des grandes religions monothéistes, la
séparation du corps et de l’âme signalée spontanément par l’arrêt de la
respiration; la mort est un diagnostic. Le diagnostic précoce est établi
suite à la perte des fonctions organiques de l’appareil cardio-respiratoire
et des fonctions cérébrales; le diagnostic tardif par la froideur
cadavérique, la rigidité post mortem, la putréfaction. L’Homme constate les
faits, réanime ce qui peut l’être. La mort n’est plus un fardeau qu’il faut
redouter au quotidien. Les décès étant plus rares et moins redoutés
qu’auparavant, comme le craignait l’ésotériste français René Guenon,
« l’humanité régresse en ce qui concerne la spiritualité, l’Homme s’éloigne
de plus en plus du caractère sacré de la mort. »
La
science n’explique pas tout et surtout, elle n’offre de réconfort que dans
cette vie. Pour l’au-delà, il y a toujours la religion, mais comme les gens
sont de plus en plus instruits, ils ont de plus en plus de mal à croire
aveuglément à ce qu’on leur inculque.
Ces
limites de la science transparaissent notamment à travers un épisode de Dre
Gray, leçons d’anatomie : la personnage principale, une interne en médecine,
est en réanimation pendant plusieurs heures après s’être noyée. Après avoir
été déclarée « morte et refroidie », c’est-à-dire qu’elle a acquis toutes
les caractéristiques du diagnostic de mort précoce, elle revient néanmoins à
la vie.
Cet
épisode offre également une vision de la vie après la mort : l’au-delà est
une copie exacte du monde des vivants, mais peuplé uniquement par les
défunts. De nos jours, les œuvres de fiction qui traitent de la mort d’une
façon ou d’une autre sont innombrables : il n’y a qu’à considérer un instant
le nombre de films d’horreur et de films policiers. À treize ans, l’enfant
américain moyen aura visionné plus de 100 000 actes de violence, dont 80 000
meurtres à la télévision.
Cette banalisation de la mort permet d’une manière ou d’une autre de se
détacher d’elle, plus qu’elle ne permet de réaliser qu’encore de nos jours,
elle peut être imminente et brutale (comme le démontrent d’ailleurs assez
bien la série de films Destination Finale). Cette désillusion précoce aide,
je crois, à notre tranquillité d’esprit, plongé dans une sorte de torpeur à
la fois inconsciente et impertinente. Comme disait Ridley Scott dans le film
Gladiator : « La mort nous sourit à tous; tout ce qu’on peut faire, c’est
lui sourire en retour. »
On
pourrait croire à première vue que les temps modernes auraient donc permis
d’atteindre le summum de cette régression spirituelle dont parlait Guénon.
Heureusement, c’est faux. De nombreux écrivains et cinéastes expriment une
vision personnelle et fictive de la mort, à travers lesquelles nous la
dépossédons de plus en plus de son caractère mystique et puisqu’elle nous
est de plus en plus connue, de plus en plus familière, nous la craignons de
moins en moins.
Le
premier exemple d’une telle œuvre dans la littérature « moderne » serait par
exemple le Faust de Goethe –le mythe du pacte avec le diable est l’exemple
parfait de l’Homme qui détermine lui-même son sort dans l’au-delà. Le thème
de la descente aux enfers, quant à lui, est encore très populaire depuis la
Divine Comédie de Dante. On le retrouve notamment dans le dernier volume de
la trilogie « À la croisée des mondes », dans lequel la personnage
principale, Lyra, ouvre une porte permettant aux âmes tourmentées des
défunts de disparaître définitivement et de retourner au néant.
À
présent, comment achever un texte qui traite d’un sujet tel que la mort?
Pouvons-nous encore nous permettre de douter que la « vérité » ne se trouve
pas parmi toutes les théories, les religions, les philosophies et les œuvres
de fiction de toute l’Histoire de l’humanité? Difficile à croire, mais il
faut néanmoins admettre que c’est très possible. L’être humain aura beau
imaginer tout ce qu’il voudra, voir des manifestations surnaturelles dans le
monde qui l’entoure et tenter d’expliquer de manière concrète ou abstraite
sa vision de la mort, la vérité est que nous n’en savons rien. Pourquoi
craindre autant ce à quoi nous sommes tous prédestinés? Comme l’a écrit
Jean-Paul Sartre dans La Nausée,
« L'instant qui vient peut être
celui de votre mort, vous le savez et vous pouvez sourire : n'est-ce pas
admirable ? Dans la plus insignifiante de vos actions, il y a une immensité
d'héroïsme. »